W. Michael Kramer, avocat et consultant américain spécialisé en lutte contre la fraude et la corruption, explore les obstacles majeurs empêchant les auditeurs d’être considérés comme des alliés stratégiques dans les organisations. Dans cet entretien qu’il a bien voulu accorder au magazine Indjazat, en marge du 10e « Colloque international de l’audit interne », tenu les 28 et 29 octobre écoulé à Alger, Michael Kramer évoque la réticence de nombreuses directions à traiter les fraudes pour éviter de ternir leur réputation. Face à ces blocages, Kramer souligne l’importance de comités d’audit indépendants pour garantir l’intégrité des processus. « La transparence est essentielle, mais elle nécessite des structures d’audit protégées de toute interférence », affirme-t-il.
Interview réalisée par Hacène Nait Amara
Selon votre expérience, quels sont les principaux obstacles pour que les auditeurs soient perçus comme de véritables alliés stratégiques au sein des organisations, et comment les États-Unis ont-ils réussi à surmonter certains de ces obstacles ?
En ce qui concerne le rôle de l’auditeur dans la lutte contre la fraude et la corruption, selon mon expérience personnelle, le principal obstacle est la réticence de la direction à permettre aux auditeurs de traiter la fraude ou d’autres comportements répréhensibles au sein de leur organisation, car ils estiment que reconnaître ou divulguer de tels actes nuirait à la réputation de l’entreprise. Un exemple : le directeur de l’audit d’une grande entreprise de services publics aux États-Unis avait découvert qu’un de ses employés attribuait des contrats d’approvisionnement en gaz à des fournisseurs non qualifiés, en échange de pots-de-vin commerciaux. Ce système aurait exposé l’entreprise à une lourde amende de la part des régulateurs. La direction a donc ordonné à l’auditeur de ne pas soumettre le rapport aux régulateurs. Conscient de son obligation, le directeur de l’audit a tout de même soumis le rapport, et il a été immédiatement licencié. Il existe de nombreux cas similaires aux États-Unis et ailleurs, dans les secteurs public et privé, où la direction tente d’empêcher les auditeurs de traiter la fraude ou de modifier les rapports d’audit pour dissimuler des problèmes de fraude. Les entreprises de bonne réputation aux États-Unis et ailleurs s’efforcent de résoudre ce problème en rendant les comités d’audit indépendants responsables des questions de fraude, les protégeant ainsi des interférences de la direction.
Quels types de formations ou de programmes de développement des compétences recommanderiez-vous aux régulateurs et aux entreprises pour améliorer l’efficacité des audits, notamment dans les pays où la culture de l’audit est encore en développement ?
Bien sûr, il est essentiel de proposer des formations sur les compétences et procédures d’audit de base (qui manquent dans de nombreux pays), ainsi que sur l’application des technologies pour accroître l’efficacité et la productivité des audits. La Banque mondiale et d’autres grandes organisations soutiennent fortement la numérisation des documents d’entreprise et autres registres – la création d’un « monde numérique » – pour permettre l’application des technologies. La Banque a même créé une nouvelle « Vice-présidence de la transformation numérique ». Les avantages des technologies ont d’ailleurs été l’un des principaux sujets abordés lors de la récente conférence de l’AACIA, tenue les 28 et 29 octobre 2024 à Alger.
Aux États-Unis, quelles méthodes ou technologies sont les plus couramment utilisées pour détecter la fraude et promouvoir l’éthique, et comment pensez-vous que celles-ci pourraient être efficacement appliquées dans des contextes internationaux ?
Actuellement, les méthodes les plus courantes de détection de la fraude sont les lignes téléphoniques confidentielles pour les lanceurs d’alerte et la formation des auditeurs à l’identification des « signaux d’alerte » – indicateurs de fraude ou de méfaits – lors des revues d’audit. Les technologies de détection de fraude ne sont pas encore largement utilisées, sauf pour l’analyse des données qui peut servir à examiner les registres d’audit. Les nouvelles technologies et les programmes d’intelligence artificielle (IA) qui permettent de détecter la fraude ex ante, avant que les pertes ne surviennent, commencent à apparaître. Cela a également été abordé lors de la récente conférence de l’AACIA.
Selon vous, quelles sont les meilleures pratiques en matière de prévention de la fraude et de gestion des risques que l’on pourrait transférer de l’expérience américaine aux entreprises dans les pays émergents, notamment en termes de technologies et de structures de contrôle ?
Encore une fois, l’application de la technologie pour mieux identifier la fraude est primordiale. Il est également important de mettre en place des mesures telles que des comités d’audit indépendants pour protéger les auditeurs des pratiques managériales contraires à l’éthique.
Comment percevez-vous l’évolution du rôle de l’audit dans les entreprises qui adoptent de plus en plus l’intelligence artificielle (IA) pour surveiller les transactions et prévenir les risques ? Existe-t-il des exemples concrets de cette intégration aux États-Unis ?
Comme indiqué précédemment, les auditeurs sont encouragés à utiliser des outils automatisés de détection de la fraude ex ante ; il s’agit souvent d’algorithmes simples basés sur des règles, et non nécessairement de programmes avancés et coûteux d’IA. Personnellement, je ne suis pas particulièrement familiarisé avec l’étendue de l’utilisation de l’IA par les équipes d’audit, bien que j’aie récemment vu beaucoup d’informations sur le sujet sur internet.
H. N. A.
Détection et prévention de la fraude dans les systèmes de passation de marchés électroniques (eProcurement)
Lors de la conférence de l’AACIA tenue le 28 octobre 2024 à Alger, l’avocat et consultant Michael Kramer a présenté un outil clé pour lutter contre la fraude dans les systèmes de passation de marchés électroniques : les «filtres d’intégrité». Ces filtres sont des algorithmes sophistiqués intégrés aux systèmes de gestion financière et de passation de marchés (eProcurement et IFMIS). Leur objectif est de détecter et de prévenir les fraudes et autres irrégularités, soit de manière proactive avant l’évaluation des offres, soit en analysant les données historiques pour identifier d’éventuelles malversations passées.
Avantages des filtres d’intégrité
Les filtres d’intégrité exploitent les données électroniques de passation de marchés pour : Bloquer les transactions non conformes ; fournir des alertes en temps réel en cas de fraude présumée ; examiner rapidement 100% des transactions, même à distance ; créer des pistes d’audit détaillées pour les enquêtes futures ; et Identifier des preuves de mauvaise conduite dans les bases de données historiques.
Ces filtres permettent une analyse rapide d’une grande quantité de documents, réduisant considérablement le temps requis pour les examens manuels.
Types de rapports générés
Les filtres d’intégrité peuvent générer différents types de rapports, incluant : des statistiques de passation de marchés ; des Indicateurs d’économie et d’efficacité ; des rapports de conformité, signalant les contrats qui enfreignent les règles de passation de marchés ; des indicateurs «SPQQD» (Sélection, Prix, Quantité, Qualité, Livraison), utiles pour identifier la fraude et ; des rapports de fraude, gaspillage et abus, détectant des pratiques comme les offres collusives, la fausse facturation, etc.
Types de fraude détectables
Les filtres d’intégrité permettent d’identifier des schémas de fraude et de corruption fréquents tels que : la collusion entre soumissionnaires ; le truquage des appels d’offres ; les rétrocommissions ; les conflits d’intérêts ; la facturation fictive ou gonflée et ; les fournisseurs fictifs ou de complaisance.
Catégories d’indicateurs
Les indicateurs utilisés par les filtres incluent : les valeurs «atypiques» et les anomalies dans les données ; les ratios et tendances inhabituels et ; les modèles de correspondances anormales ou non conformes aux réglementations.
Exemples de filtres spécifiques
Certains exemples de filtres sont spécifiquement conçus pour détecter des fraudes liées à la soumission d’offres et aux achats :
• Détection de fournisseurs fictifs (non listés dans les registres, adresse non commerciale, etc.).
• Détection de fraude par «Benford’s Law», une loi statistique souvent utilisée pour repérer des chiffres fabriqués artificiellement.
Les filtres d’intégrité offrent une solution numérique puissante pour surveiller les transactions de passation de marchés, renforcer la transparence et prévenir la fraude, contribuant ainsi à un environnement d’affaires plus éthique et sécurisé.
H. N. A.